J’ai la course mathématique. Quand j’enfile mon p’tit suit fluo et que je m’active les running shoes, je deviens la pro du calcul : j’additionne les kilomètres, une somme que je soustrais ensuite à la distance totale, pour finalement fractionner la différence et arriver à un quotient précis du parcours restant. Alors que les examens de maths ont longtemps été un pur calvaire, ces exercices du calcul mental me sont maintenant salutaires : ils m’aident à relativiser quand ça devient plus ardu, à rester focus quand mon esprit part à la dérive et à passer le temps quand les longueurs se font sentir.

Ça fait 6 ans que je cours « sérieusement », c’est-à-dire de 4 à 5 fois par semaine incluant au moins 2 courses organisées par années. Depuis 6 ans, j’ai couru différentes distances dans des contextes tout aussi variés : de la course anonyme, seule au petit matin dans les rues de Montréal, à la compétition de renommée mondiale remplie de coureurs qui se poussent pour se frayer un chemin ; de la course en plein centre-ville à celle en sentier boueux ; du 5 kilomètres au marathon ; de la course sous le soleil tapant, à celle sous la pluie, la neige, le vent ; de la foulée matinale aux aurores et à celle à la tombée de la nuit… Bref, ça fait 6 ans que je cours.

Au fil des ans, les calculs se sont raffinés et complexifiés, incluant des opérations et des variantes jusqu’alors exclues : multiplications, divisions ; facteur vent, dénivelé, rythme moyen, etc. Lundi dernier, malgré tous mes efforts pour arriver à des calculs que je croyais savants, alors que je participais à un des marathons les plus prestigieux, j’ai dû revoir mes calculs et inclure à l’équation une donnée que j’avais toujours refusé de considérer : la marche.

Alors que pour plusieurs coureurs le marathon de Boston est un but ultime, un accomplissement en soi, pour ma part ça a été un chemin de croix, voire un pèlerinage. Littéralement. J’ai eu mal, j’ai marché et j’ai cheminé. Voici comment ça s’est passé.
Je me suis levée le 17 avril 2017 à 6 h du matin pour me préparer à partir vers Hopkinton, à 42 km de Boston, pour participer au 121e marathon. J’apportais mon dossard n° 14545, une banane, de l’eau, un entrainement particulièrement difficile, soit 4 mois ou 104 heures et 37 minutes ou 76 sorties ou 1120 kilomètres dans le froid, la neige, la slush et le vent ; un IPOD ; une camisole et un short permis par la température particulièrement chaude en cette mi-avril. J’avais fait mes devoirs de visualisation et j’étais à l’heure… Mais.

Mais je n’avais pas prévu l’impact que pouvaient avoir les 3 nuits d’insomnie qui ont précédé le jour J sur mon niveau d’énergie — après tout, j’en ai l’habitude ! —, ni l’ampleur du village des coureurs où nous sommes transportés avant de nous rendre au fil de départ et qui ressemble… à un village de coureurs, c’est-à-dire un royaume où le Gatorade coule à flots et les toilettes portables s’étendent à perte de vue ; ni le temps d’attente pour venir à bout de cette file interminaaaaaable qui mène à ces fameuses toilettes avant de quitter le village ; ni la distance à parcourir pour arriver au fil de départ ni mon retard, qui a décalé le début de ma course de 25 minutes ; ni l’attente au gros soleil ; ni la batterie de mon IPOD vide à 99 %, soit juste assez pleine pour me laisser un jeu de 3 tounes pour me mettre un peu dans ma bulle avant de m’abandonner ; ni un speech vraiment intense rappelant aux coureurs la nécessité de courir avec bravoure en mémoire des victimes des attentats de 2014 ; ni l’impact que peuvent avoir 40 °C de différence sur le corps après un entrainement d’hiver, ni le fait qu’un parcours descendant ça ne veut pas dire que ça ne monte jamais, ni ce que ça représente de courir avec 32 000 coureurs et au moins autant de supporteurs qui prennent leur rôle très TRÈS au sérieux.

C’est donc un p’tit moi déstabilisé qui s’est élancé sur le fil de départ de ce marathon mythique et qui s’est retrouvée déshydratée au 10e km. Au 20e, je savais que je ne compléterais pas la course. Le calcul était simple : moi — hydratation = abandon au demi-marathon = 21 km avant de retrouver Boston. 21 km de marche = vraiiiiiiiiiiiiment long. J’en étais là dans mes calculs quand j’ai croisé Paul, cet homme de 63 ans venu de l’Utah avec sa femme et sa famille pour courir son 3e marathon après avoir économisé pendant un an et couru plus de 1200 km, victime d’un empoisonnement alimentaire 3 jours plus tôt qui l’a laissé complètement déshydraté et avec des crampes horribles qui avait sur son corps l’effet de fortes décharges électriques. J’ai demandé à Paul si c’était ok de ne pas terminer un marathon. En bon père, Paul m’a pris dans ses bras et m’a dit « It’s all right ». J’ai pleuré. J’ai fait mon deuil. En partie du moins. Alors que j’avais couru autant, je n’arrivais plus à courir. C’est alors que Paul m’a demandé si je pouvais marcher ET courir.
– Je pense que oui. I think so.
– Let’s run then.

Nous sommes donc repartis, côte à côte, en silence. Paul a dû s’arrêter complètement tordu par les crampes après quelques minutes, mais il m’avait donné un élan, jusqu’à mon prochain arrêt.

Au total, je me suis arrêtée 6 fois pour marcher. Mais à partir de ma rencontre avec Paul, j’ai décidé que j’allais marcher et courir, à mon rythme, et franchir le fil d’arrivée de ce foutu marathon. Et c’est ce que j’ai fait. Déshydratée, j’ai dû boire beaucoup beaucoup pour ne pas tomber, trop pour pouvoir être confortable dans ma course. J’ai passé 26,5 miles à essayer de me frayer un chemin mental où la déception pouvait laisser place à la paix, l’indulgence et la fierté, profitant des encouragements des gens qui m’avaient agressé, des quartiers d’orange et de melon d’eau offerts par les supporteurs qui se sont mobilisés pour l’événement.

Au fil d’arrivée, une dame m’a félicité.
– You’ve done it!
– But I’ve walk so much…
– Listen to me. The finish line is there and you are here. You’ve done it. No matter what.

Je visais 3 h 30. J’ai terminé en 4 h 15. Je voulais courir 26,5 miles. J’en ai couru environ 22.
Je ne peux pas dire que j’ai couru le marathon de Boston, mais je l’ai complété. J’ai continué à avancer même si mon objectif premier n’était pas atteint. Même si je m’étais trompée dans mes calculs. Parce qu’au-delà de la performance, ce que j’ai appris est difficilement quantifiable : j’ai appris l’humilité, le lâché prise et la beauté de ce sentiment de communauté propre à la course qui me donne des ailes depuis 6 ans.

Je ne sais pas si je courrai un autre marathon, mais je sais que dès que mes jambes me le permettent, je sors courir. Sans compter, parce que c’est ce qui me fait sentir en vie et qu’au final, c’est tout ce qui compte.

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