Le Viêt Nam m’est rentré dedans comme un scooter dans le trafic de Saïgon : à toute allure.

Tout m’a frappé : la densité du trafic, le chaos de la circulation, mais aussi de l’administration, la pollution, le bruit des klaxons, incessant, la gestion des déchets, les sons, les odeurs, l’agitation, les goûts, les rapports humains, la pauvreté, la résilience, et j’en passe.

Nous sommes entrés au Viêt Nam par la grande porte : Ho Chi Mihn City. De toutes les villes vietnamiennes visitées, c’est sans aucun doute la plus intense et la plus dense. Pour ceux et ceuzes qui n’auraient pas eu l’occasion d’y mettre les pieds, imaginez-vous New York en plein Time Square. Vous avez l’image? Maintenant, traduisez cette image en vietnamien, c’est-à-dire que les voitures sont remplacées par des motocyclettes qui vont dans tous les sens, incluant celui qui leur est interdit, et dont les conducteurs n’ont que faire des feux de circulation; qu’à la place des gratte-ciels se trouvent des kiosques qui tiennent debout de peine et de misère, mais aussi par une foule de cafés, de restaurants, de guesthouses et de quelques monuments dans un état relatif de décrépitude; que les vendeurs de hot dogs et de bretzels sont remplacés par des vendeurs de phó, de banh mi, de café, de fruit, de poisson, de biscuits, de thé, de cigarettes, de brochettes, de n’importe-quoi-qui-se-vend et qui sont plus qu’insistants; qu’en plus de tout ce brouhaha, les trottoirs sont aussi occupés par des terrasses improvisées où les sièges sont à ras le sol, par des montagnes de déchets, des rats, des carcasses de je-ne-sais-quoi, de chats, de chiens… d’enfants qui veulent de l’argent, de vieux qui veulent de l’argent, de femmes, mais aussi d’hommes qui offrent de façon aguicheuse des massages pas chers pas chers, de gens qui dorment, qui mangent, qui crachent, qui rotent, qui se fouillent allègrement dans le nez, qui crient, qui vivent, quoi, et bien sûr de scooters, stationnés et en mouvements, qui arrivent de tous bords tous côtés.

Et au milieu de ce chaos, je suis là, moi, qui me retrouve pour la première fois en Asie et qui essaie d’avancer dans tout ce mouvement, un peu à contre-courant parce que je ne connais pas la danse dans laquelle je me retrouve emportée, parce que je sens que ce tourbillon m’avale et que je perds mes repères. Alors je pense à ma mère qui m’a appris à ne pas me curer le nez en public, à ramasser mes déchets, à regarder de chaque côté de la rue avant de traverser et je me dis que décidément, mon éducation ne m’a pas préparée pour l’Asie.

Je suis rentrée fatiguée et étourdie dans notre chambre d’hôtel où j’espérais trouver un peu de calme, mais le dépaysement m’y a suivi. Dans l’entrée de l’hôtel, un homme et une femme âgés sont couchés sur un lit devant la télé, tous les deux apparemment mal en point. Il faut monter 4 étages dans des escaliers sombres pour finalement atteindre un havre où la paix est relative : le matelas est dur, les draps portent les traces des passages successifs des touristes, les murs sont décorés avec des cadres douteux et de la moisissure. Dans la salle de bain il y a une toilette, un pommeau de douche-pas-de-douche, et des lézards.

 

Tout ça creuse l’appétit. Nous sortons en quête de nourriture. Ce n’est pas l’offre qui manque. Au Viêt Nam, il y a de la bouffe partout et tout le temps. Nous mangeons notre première phó assis sur le trottoir entre les motos, les locaux, les touristes, les os de poulet et les serviettes laissées par les clients précédents. Le repas est préparé en 5 minutes par une main de maître non gantée et probablement pas lavée, mais hautement expérimentée. Encore une fois, je pense à ma mère qui m’a enseigné l’importance de bien me laver les mains, de prendre mon temps pour manger, de manger des légumes et je me dis qu’on a pas eu la même mère eux et moi. Non. On est différents et on l’est en TA. Et ces différences se feront de plus en plus marquées au cours du voyage. Elles en seront à la fois la richesse et la source des difficultés.

Moi, j’ai besoin d’une bulle, d’espace, d’ordre, de calme. Eux, évoluent parfaitement bien dans ce chaos organisé, avancent sans trop regarder, n’ont pas le luxe de l’espace qu’ils prennent comme ils peuvent, au risque de se piler dessus. Moi, j’ai besoin de prendre mon temps, d’y aller à mon rythme, de discuter et de comprendre. Eux, n’ont pas le temps pour les chichis, les extras ni les explications : il faut que ça roule. D’ailleurs, les explications ne serviraient à rien puisqu’on a encore la distance de la langue. Je n’ai pas appris le vietnamien et eux, parlent très peu l’anglais. De sorte que ça fait 25 jours que je me fais comprendre à moitié et que je ne comprends pas à moitié pourquoi j’ai eu le Viêt Nam si difficile. Le choc, bien sur. La différence, de langue, de référents, de réalité. Mon statut de touriste qui me transforme aux yeux de plusieurs en porte-monnaie ambulant. You buy something. You buy something, nous demandent sans relâche les gens que nous croisons. Et quand, finalement nous achetons quelque chose, il est presque assuré qu’on se fasse avoir.

 

Payer 4 voire 10 fois le prix que paient les locaux; acheter des billets de train dans le compartiment des sièges mous et se retrouver à faire un trajet de 10 heures sur un banc en bois; payer pour des places assises et de retrouver dans un bus muni uniquement de couchettes pour 6 heures avec en prime, un mal de cœur; avoir l’impression d’avoir réussi à marchander pour un billet de croisière de 3 heures et réaliser qu’on a payé 5 $ de plus que les autres pour un aller-retour de 20 minutes en bateau sur une île pourrie; louer un scooter et découvrir que le p’tit moins qui a justifié la baisse de prix, ce sont les rétroviseurs qui font atrocement défaut, est monnaie courante. Et plutôt que de le prendre en riant ou à la légère, je me fâche, je résiste, je m’insurge, je demande remboursement. Je m’épuise à aller à contre-courant.

 

Avant de quitter Singapour, un homme sage m’a conseillé de m’inspirer de Bruce Lee durant mon passage en Asie. Be like water my friend, m’a-t-il dit. Et bien J., je t’annonce que j’ai failli à suivre les enseignements du maitre. Je ne suis pas un ninja. J’ai figé. Malgré la beauté des lanternes de Hoi An, des rizières de Sapa, de la baie de Lan Ha, de la Marble Mountain, du pont dragon de Danang; malgré le sourire accueillant des gens qui se sont prêtés au jeu du mime pour qu’on essaie de se comprendre, malgré la générosité de ceux qui nous ont accueillis, qui nous ont donné ce qu’ils n’avaient pas, malgré la résilience inspirante de ces hommes et ces femmes que nous avons croisés, le passage au Viêt Nam n’aura pas été à l’image des cartes postales qui le présente comme un long fleuve tranquille ou comme une douce promenade en vélo dans les champs portant un chapeau pointu au coucher du soleil. Non. Je n’ai pas pu faire abstraction des détritus qui flottent sur l’eau, ni des trous dans la route qui rendent la promenade pas trop reposante. Non. Pour moi, le Viêt Nam, n’est pas à l’image d’une carte poste. Il n’est pas figé ni lustré comme une image. Il est vivant, en pleine action, sans cesse en mouvement. Et malgré le chaos apparent des choses, l’impression que tout va dans tous les sens et que rien n’a de sens, tous semblent mus par une volonté commune d’aller de l’avant.

 

Finalement, les moments que j’ai préférés sont ceux qui se passaient de mots. Je garde le souvenir d’une course au petit matin, durant laquelle on s’est retrouvé, eux et moi, dans les rues fermées de Hanoï autour du lac Hoàm Kiêm , où les hommes, les femmes, les enfants se retrouvent pour faire une pause de ce mouvement incessant et pour s’adonner à des activités toutes aussi inusitées les unes que les autres : danse aérobique, barres parallèles sur des barrières de sécurité, danse western, mais aussi salsa, taï-chi, badminton, course, free-for-all et tutti quanti, juste pour le plaisir de danser, courir, s’étirer, de cracher, de se fouiller dans le nez, de klaxonner, d’aller à contre sens, de crier… de vivre, quoi!

Good Morning Vietnam!