Gab: Te souviens-tu la fois où nous avons couru avec notre lampe frontale à Jasper parce que nous voulions partir assez tôt pour ne pas empiéter sur notre journée de rando ? Nous avions tapé des mains durant tout le trajet pour éloigner les ours qui, entre toi et moi et la boîte à pain, devaient déjà être dans un sommeil bien profond…

Jeff: Ours, orignal ou autre loup, taper des mains me rassurait un peu dans cette ambiance si sombre et froide.

Gab: Et puis la fois où nous avons couru pour la première fois en Nouvelle-Zélande ? Nous venions de passer notre première nuit de camping car et nous étions dans un décor digne du Seigneur des anneaux, accompagnés par le bêlement des moutons qui dominaient les collines ? En tout cas, moi je me souviens de la « ’douche »’ qui a suivi : à demi cachés derrière le véhicule, nous nous sommes aspergés d’eau de rivière aussi vite que nous pouvions, comme si la vitesse de nos gestes pouvait empêcher le froid de nous atteindre. Il a fallu boire 3 litres de thé bien chaud en quêtant les premiers rayons de soleil pour commencer à reprendre une couleur à peu près normale.

Jeff: Ça nous a tellement plu que nous avons répété l’expérience plusieurs fois. Nous avons même fini par avoir notre routine pour nous geler le moins longtemps possible.

Gab: Et puis la fois où nous avons décidé de visiter Hô Chi Minh à la course ? Je ne sais pas pour toi, mais moi je me sentais comme dans un jeu vidéo dont le but est… de rester en vie ! Déjà, le Vietnam est l’endroit que nous avons visité où les gens sont les plus matinaux. À 6 h 30, on était déjà en retard sur l’horaire. Et cette mer de scooters qui submergeait la ville. J’ai vite réalisé que les conventions routières que j’ai apprises étaient bien différentes : les feux de circulation ont une fonction décorative ; les motocyclettes arrivaient de tous les côtés, autant sur la route que sur les trottoirs qui étaient aussi envahis par des vélos, des piétons, des vendeurs, des terrasses de café improvisées, des kiosques de bouffe de rue… et comme si ce n’était pas assez, les deux bozos qui décident de se mêler au chaos pour faire leur jogging matinal… hey boy. En plus d’avoir risqué notre vie chaque fois que nous traversions la rue, j’ai respiré tellement d’air vicié par la pollution que je me suis demandé si vraiment dans ce contexte courir était un geste sain !

Jeff: Ça nous a servi de leçon. Après ça, nous avons mieux étudié le terrain avant de nous lancer en territoire inconnu.

Gab: C’est aussi au Vietnam que j’ai vécu un des plus beaux moments du voyage. Nous étions à Hanoi et nous avions décidé d’éviter la folie du trafic et d’aller nous dégourdir les jambes autour du lac. Aussitôt arrivés, quelle ne fut pas notre surprise de constater que nous étions loin d’être les seuls à avoir eu cette idée. Les rues entourant le lac Hoam Kiem étaient barrées à la circulation et entièrement envahies par des coureurs, mais aussi par des groupes de gens s’adonnant à des activités aussi diverses les unes que les autres : aérobie, salsa, maniement de l’épée, barres asymétriques sur les clôtures de sécurités… tu es parti de ton côté et j’ai couru avec deux Vietnamiens qui s’étaient donné comme défi de compléter un demi-marathon. C’est eux qui m’ont appris que ce rendez-vous du dimanche était une tradition hebdomadaire. T’imagines si les rues autour du parc Lafontaine accueillent chaque semaine tous ceux qui veulent bouger un peu?

Jeff: Ils étaient bien sympathiques tes amis du jour. Leur « leader » a essayé de me suivre un peu, mais j’avais de l’énergie à revendre et lui 21 km à faire ce jour-là.

Gab: Après la frénésie des routes vietnamiennes, te souviens-tu de notre surprise quand nous avons foulé les routes plus calmes de Birmanie ? Et ces courses au petit matin que nous faisions un peu illégalement durant notre séjour à Thabarwa? Les règles monastiques nous interdisait l’activité physique, le port de vêtement dénudant les épaules et les genoux et même de quitter l’enceinte du monastère. Je me sentais un peu fébrile chaque fois que je filais en habits de course hors des murs pour aller me perdre dans les villages environnants. Te souviens-tu le regard surpris des Birmans quand ils voyaient surgir deux blancs tout suants ? Tous nous offraient leur plus beau sourire et la plupart ne pouvaient réprimer un cri de surprise ou quelques mots baragouinés dans la langue de Shakespeare, vaine tentative pour communiquer qui ne manquait pas de me faire sursauter. Chaque fois.

Jeff: En fait, nous pouvions et même devions sortir du centre monastique pour courir. D’une part parce que le divertissement n’y est pas encouragé et d’autre part parce que nos tenues allaient à l’encontre des règles. Après, que ce soit en courant ou pas, il est impossible de tenir le compte du nombre de sourires que nous avons reçu.

Gab: D’ailleurs, nous avons dû faire notre deuil des courses incognito assez rapidement. Sauf Hawaï et Singapour, il a fallu attendre Israël et la France pour se fondre un peu plus dans la masse… au Vietnam, en Birmanie, en Inde et même au Sri Lanka, la course ne fait pas partie des activités habituelles des locaux. Il y a des coureurs, certes, mais ils sortent du lot. Et pour le coup, nous sortions vraiment du lot ! Avec notre statut très clair d’étranger et, cerise sur le sunday, le fait que je sois une femme en short, nous avons dû nous habituer au regard incitant des gens et même, ô joie, à être accompagné durant notre trajet. Te souviens-tu ? C’est arrivé quelques fois notamment en Inde que des gens que nous croisions se laissent entraîner et nous accompagnent un moment.

Jeff: Oh oui, je me rappelle de cet Indien qui a laissé ses deux amis pendant 10 minutes pour courir avec nous pieds nus et en longhi. On ne s’est pas dit grand-chose, mais on a bien ri.

Gab: Évidemment, rien n’égalera la réaction des enfants au Kenya ! « Hey ! Muzungu! » Dès notre première sortie avec John, le lendemain de notre arrivée au Rift Valley Resource Center, nous avons compris que nous ne serions jamais seuls et qu’ici, la course c’est dans les gènes ! Les enfants de tous âges se joignaient à nous. Sur leur chemin vers l’école, ils étaient chaussés de sandales improvisées et portaient leur sac à dos. Qu’à cela ne tienne ! Ils nous suivaient avec un sourire incroyable, dose quotidienne de courage nécessaire pour fouler le sol argileux de la Rift Valley s’élevant à plus de 2000 d’altitude. Des courses à couper le souffle. Littéralement.

Jeff: Des fois, j’avais l’impression d’être Forest Gump. Plus nous avancions, plus le groupe autour de nous grossissait jusqu’à l’école. Un matin c’est un adulte à l’entraînement qui s’est joint à nous. Il est devenu notre coach pendant 45 minutes.

Gab: En tout cas, moi je me souviens du départ du 21 K lors du Rift Valley Marathon. Des machines Jeff ! C’était tellement impressionnant de voir ces hommes et ces femmes s’élancer sur la piste avec une grâce, une habileté et une vitesse incroyable. Une course, juste avec des élites… ou presque… parce qu’en queue de peloton, il y avait mon p’tit muzungu préféré qui ajustait tranquillement son application de course, sa p’tite casquette, son p’tit t-shirt « Jeff et Gab courent le monde »…

Jeff: Heureusement qu’il avait d’autres muzungu parce que sinon, je me serai senti bien seul et à la traîne tout au long du parcours. J’ai pourtant fait un temps honorable, mais nous ne jouons pas du tout dans la même cour.

Gab: Te souviens-tu de… comment ça s’appelait déjà ? Je ne me souviens jamais ! Tu sais, ce kibboutz en Israël où nous avons dormi après Eilat et tout près de la mer morte ?

Jeff: E’ot Hakikar ?

Gab: Oui ! C’est ça ! E’ot Hakikar ! C’était le parcours parfait ! Dans le désert, entre les plantations d’aubergines et de melons, loin des routes passantes… et entre deux allées de panneaux « Attention ! Mines ». J’étais déchirée entre l’émotion face à la beauté du paysage, la joie de pouvoir me délier les jambes loin des voitures, et la peur de m’enfarger dans une roche et d’être projetée, malgré moi, dans ce couloir de la mort… une course explosive !

Jeff: C’est étrange de se dire que nous avions peut-être des mines proche de nous et pourtant, nous ne nous sentions pas vraiment en danger. Toute la différence entre le récit et le vécu…

Gab: Je me souviens d’avoir été si heureux de retrouver en France puis au Québec des endroits familiers et de pouvoir les parcourir à nouveau en courant.

Jeff: Oui, ces chemins connus qui m’ont parfois manqué et qu’on redécouvre depuis notre retour. Pour le meilleur, et pour le pire.