Flash back no. 1: J’ai à peu près 10 et demi. Je découvre l’Inde à travers les yeux d’Indiana Jones et ses aventures au temple maudit. Après 2 heures bien chargées de mangeage de cervelles de singes, d’arrachage de cœur, de cultes à la déesse Kâli par des dévots au bord de la crise d’épilepsie, d’enfants réduits en esclavage et de grosses bébittes-pas-fines-et-pas-ben-ben-plus-belles, je suis convaincue que l’Inde est une contrée déconseillée aux p’tits cœurs sensibles, peuplade dont je fais clairement partie.

Flash back no. 2: J’ai 15 ans, des cheveux et de l’arrogance à en revendre. Comme bien d’autres, je me cherche, et je me trouve dans l’ailleurs, dans l’exotisme, dans l’inverse, dans l’Inde. À part des images de film propice au cauchemar, je ne connais rien de cette contrée lointaine qui pourtant m’attire. Malgré les commentaires de mes amis, j’arbore fièrement un bindi qui scintille au soleil comme mes dents serties de broches. J’ai un collant au milieu du front, du henné dans les cheveux, une chemise en coton colorée aussi large qu’une tente-roulotte. Je marche vers le mont Royal qui baigne, comme tous les dimanches, dans la boucane et dans la joie, guidée par le rythme endiablé des tam-tams. Je fume des bidîs et je m’arrête à tous les commerces d’où émane un arôme de patchouli et de santal. Je suis en quête de bijoux argentés aux volutes attirantes, d’airs envoûtants dans lesquels se répondent la sitar et le tabla, d’images mystiques avec des dieux qui ont la chance d’avoir 10 bras. Je suis en quête de moi.

Flash back no. 3: J’ai 20 ans. J’étudie l’histoire de l’art. Je suis au premier rang dans la salle de cours où je gobe tout ce que dit la prof qui nous initie aux arts de l’Asie. Je me laisse portée parce les récits mythologiques qui impliquent les 30 principaux héros du panthéon hindou et par les images des temples richement décorés qui expriment toute la dévotion des Indiens. Je tripe.

Flash back no. 4: J’ai 25 ans. Je vais au restaurant indien pour la première fois de ma vie. Je découvre le pain naan. Je capote.

Flash back no. 5: J’ai 32 ans. Après 17 ans d’attente, j’atterris finalement en Inde. La veille de notre départ du Myanmar, Jeff et moi nous sommes avoués avoir peur. Tout le monde semble avoir son histoire d’horreur sur l’Inde. À écouter les récits des voyageurs, je suis replongée dans mes souvenirs d’enfance et m’imagine déjà prendre la place d’Indi contre les méchants-méchants-pas-fins-indiens. Entre les histoires d’enfants exploités, de gens mutilés, de foule enflammée, de troubles gastriques assurés, de vols, d’escroquerie, d’agressions sexuelles et d’insalubrité extrême, je commence à me demander ce qui m’attire tant dans ce pays et pourquoi, diantre, a-t-on choisi de nous y foutre pendant 4 semaines?!

« L’Inde, on adore ou on déteste », nous a-t-on répété mainte fois. Au moment d’écrire ces lignes, nous y complétons un séjour de 5 semaines. Je n’ai ni aaaaaaadoré, ni détesté. J’ai seulement vraiment beaucoup apprécié.

En Inde, tout est différent : les gens mangent avec les doigts; ils se regardent dans les yeux; ils se poussent; ils prennent les enfants des autres sur leurs genoux dans les bus trop chargés; ils font « non » avec la tête pour dire « oui »; ils font « non » de la tête et disent « ok » pour dire « ouin » et ils disent rarement non. Ils t’envoient simplement ailleurs. Ils portent un manteau à 20 º C, un manteau et une tuque à 25 º C et des manches longues, des pantalons, un manteau et une tuque à 45 º C. Ils conduisent à gauche et mangent uniquement avec la main droite; ils mettent de la musique trop forte dans le bus, au temple, à l’église et dans la rue, bref, partout! Ils prient. Beaucoup. Tout le temps. Peu importe leur dieu, ils prient. Et ils klaxonnent. Ils prient et ils klaxonnent en doublant deux voies dans un virage. Et ils célèbrent aussi. Toutes les raisons sont bonnes pour célébrer. Je les soupçonne parfois de s’inventer des raisons et des dieux pour le seul plaisir de mettre de la musique forte au temple et dans la rue. D’ailleurs, cet esprit festif ce sent dans les couleurs vives qui jaillissent de partout et contrastent avec notre amour du noir-qui-passe-partout. Je n’ai jamais vu autant de couleurs. Du rouge, du jaune, du rose, de bleu, du vert sur les saris, les bus, les camions de marchandises; sur les visages, les temples, et les kholams pour repousser les mauvais esprits.

Outre les dieux et la musique, les Indiens vouent un culte invétéré à la bouffe. Ils aiment les plats colorés, épicés et variés, servis avec des dizaines de chutneys, de curies et de sauces différentes qu’ils mélangent avec le riz ou le pain avec leurs doigts dans leur gamelle pour atteindre une texture de parfaite gibelotte. Après, ils forment des boulettes qu’ils propulsent dans leur bouche avec habileté. Ils adorent aussi le cinéma et ses films qui n’en finissent plus de finir avec des trament sonores, des costumes, des décors et des histoires pas possibles qui en mettent plein la vue, les oreilles, la tête et le cœur.

Les Indiens sont des passionnés et des épicuriens au sens premier du terme. Pourtant, malgré tout ce mélange, ces émotions, ce côté très cru de la culture indienne qui laisse parfois l’impression qu’il n’y a pas de traduction possible au terme « intimité », les sphères privées et publiques sont très clairement établies : en public, on se couvre. Même si les femmes laissent transparaître leur ventre sous leurs saris colorés, les épaules et les genoux doivent être recouverts en tout temps. Aussi, même si la plupart du temps on est tassé comme des sardines, les contacts physiques — se tenir la main par exemple — sont mal vus.

En Inde, même la beauté est différente. Pas seulement les goûts et ce qui est jugé beau, mais la définition même de beauté. Ici, la beauté n’a pas de poids, pas de grandeur ni de mensurations. Ici, la beauté n’est pas une question de masse graisseuse, de masse musculaire, ni de tour de taille ou de tour de poitrine. La beauté est aussi vaste que le spectre des couleurs et aussi désincarnée comme la lumière. On se coiffe, on se « bijoute », on se parfume. On se pare de fleurs, de soie, d’or et de pierres. On s’orne les oreilles, le cou, les bras, le nez, les doigts, les oreilles, les chevilles; on se peint le front, les mains et les pieds; on arbore ses plus beaux saris, même pour aller au marché ou travailler aux champs. Ici, on est coquet à souhait, mais la beauté dépasse le corps. En fait, ici le corps reprend son statut de corps. Il est remis à sa place. Il n’est pas roi. Ce n’est pas un absolu. Ici, le corps est une enveloppe qui abrite quelque chose de plus grand. Ici, le corps sert à travailler, à se déplacer, à enfanter. Ici, on reconnaît qu’il est fait de sang, de chair, de muscle, d’organes et de peau, parce qu’à chaque moment on se rappelle sa fragilité et sa vulnérabilité. Ici, on accepte la mort. On accepte la vieillesse. On ne se bas pas contre la fatalité. Ici, le corps mérite d’être nourri, abreuvé, reposé, et décoré. Ici, le corps abrite l’esprit, où réside une autre beauté.

Flash back no. 6: J’ai 32 ans. Je suis en Inde depuis 4 semaines, et après avoir fait du volontariat dans un orphelinat, un séjour dans une ville utopique, une rando dans les plantations de thé, un safari sans animaux, une ride de char de 10 heures et une retraite dans un ashram, je suis prête pour de nouveaux défis : le massage ayurvédique. Je ne sais pas du tout à quoi m’attendre. Ma thérapeute baragouine autant l’anglais que moi le Malayalam. Après quelques minutes de jeu de mime, je comprends enfin sa demande. À poil.

Je suis arrivée en Inde complexée comme 10 : trop rouge, trop grasse, trop frisée, trop musclée, trop pas assez. J’étais apte à intellectualiser des concepts comme la beauté intérieure, mais je n’arrivais pas du tout à en comprendre le sens. Et soudain, ça me frappe. Comme un coup de panchakarma, un grand coup en plein ventre : On s’en fout. Après un mois à tenter de prémunir les Indiens de ma potentielle obscénité en veillant à me couvrir le plus possible, je me retrouve complètement nue devant cette femme que je ne connais pas. Et soudain mon corps redevient un corps. Un corps qui a faim, qui a soif, qui a chaud, en ta, qui a mal, qui court, qui nage, qui voyage, qui vieillit, qui courbature, qui frisonne, qui transpire. Le corps est tellement de choses et tellement rien en même temps. Lui attribuer toute la valeur d’un individu basée sur des critères à la fois subjectifs et flous, ça n’a pas de sens. On adore son corps, au sens d’une relique parce qu’on lui voue un culte et en même temps, on le déteste parce qu’il n’est pas à l’image de l’idéal qui défini la beauté. C’est un peu drôle quand j’y pense. J’ai perdu telllllllement de temps à détester mon corps, parce que je ne l’adorais pas, et telllllllement de temps à l’adorer, à lui accorder une importance démesurée alors que je le détestais. Peut-être est-il temps de remettre les point sur les « i » et les yeux en face des trous : l’Inde, comme le corps, n’a pas a être adorée ou détestée. Elle peut être appréciée dans toutes ses nuances, ses paradoxes et ses subtilités.

Namaste

p.s. Je pense que j’ai un peu de sang indien en moi. Je me suis d’ailleurs mise à la mode d’ici : j’ai troqué le noir contre la couleur, j’ai adopté les bijoux et la bédaine! Vive le naan!