Je ne sais pas comment te l’expliquer.

Nous étions au Myanmar depuis à peine deux jours quand nous sommes débarqués à Thabarwa. Arrivés le 21 décembre, nous avons découvert Rangoun et les Birmans dans une joie grandissante. C’était avant une rencontre du troisième type moins joyeuse qui nous a laissés vidés et affaiblis. Nous avions le projet de quitter pour une retraite de méditation dès le 24 décembre, mais nous doutions de notre capacité à survivre au transport jusqu’au centre. Nous nous sommes finalement convaincus qu’un espace de calme serait certainement plus propice à notre rétablissement qu’une chambre aux murs couleur mal de cœur sans fenêtre où incubait depuis 24 heures notre amie la bactérie. Nous avons réuni nos miettes d’énergie pour ramper jusqu’au taxi qui nous déposait une heure plus tard à Thabarwa.

Je ne sais pas comment te l’expliquer. Les mots ne seront ni justes, ni suffisants, mais je peux déjà te dire que dès notre arrivée à Thabarwa, nous avons bien compris que nous ne trouverions pas le calme espéré. Loin de là. Ce que nous avons compris plus tard c’est que Thabarwa n’a rien d’un centre de méditation ordinaire. L’endroit a été fondé par un moine dans le but d’accueillir tous ceux qui n’ont rien, personne, ni nulle part ou aller. Ces personnes qui ne sont personnes ont ici le droit d’être quelqu’un, d’être logées et nourris gratuitement. L’idée est qu’en se libérant de ces contraintes de survies qui en temps normal occupent toutes leurs pensées, ils peuvent maintenant se dévouer à la méditation. Plus qu’un centre de méditation, Thabarwa est un village karmique ou un hôpital dhamma à ciel ouvert qui guérit les écorchés de la vie en tout genre : tant ceux du corps, du cœur que de l’esprit, tant les Birmans que les autres, curieux ou en quête de sens.

Dès notre arrivée nous avons été plongés dans l’action. À fond. Ce qui est attendu des foreigners, des étrangers comme nous, c’est d’offrir du temps pour aider au fonctionnement du centre : laver les patients, leur rendre visite, s’improviser physio, prof de gym, préposé aux bénéficiaires, infirmières, mais aussi participer aux aumônes — puisque le centre est un monastère — offrir des ateliers d’art, préparer les repas… et bien, sûr, méditer. Un peu. Quand on a le temps. Parce qu’avec ces quelque 3000 résidents et son expansion continuelle, ce n’est pas le boulot qui manque. Et les journées passent vite en tha…

De la visite guidée offerte par J. pour mieux comprendre Thabarwa, j’ai principalement retenu deux choses. Un : à Thabarwa, ce n’est pas du tout l’habit qui fait le moine! Tout le monde peut être ce qu’il veut, peu importe sa formation ou ses qualifications. Ingénieur, infirmier, prof… les tâches s’apprennent sur le tas et les rôles sont interchangeable. Deux : si on voit des choses qui nous choquent, il faut se rappeler que le centre est synonyme de work in progress et que chaque aspect de la vie est déjà mieux que ce qu’il a été. J’ai donc tenté de garder ces idées en tête quand je ne me sentais pas adéquate pour aider, ou quand j’ai vu les déchets amassés sur le bord de la rue, les patients entassés dans des chambres qui sentent l’urine, les enfants qui participent à l’aumône plutôt que d’apprendre les maths. Ce qui se cachait derrière ces deux vérités était la nécessité de changer de perspective pour apprécier mon passage à Thabarwa. Je devais mettre de côté mes lunettes de fille occidentale en bonne santé qui voyage pour le fun et accepter qu’une autre vision se forme au cours de l’expérience. Et ça a été dur en thabar…

J’ai passé une semaine intense et riche, remplie de sourires et de merde comme jamais auparavant. J’ai vécu dans des conditions de grande pauvreté et de salubrité relative; j’ai côtoyé des gens qui n’ont rien ni personne, qui sont paralysés, sales, affamés, souffrants, mais qui ne cessent de sourire. J’ai lavé des inconnus qui ont droit à une douche par semaine; j’ai fait rire des gens qui ont toutes les raisons du monde de brailler leur vie; j’ai colorié avec des enfants qui ne vont pas à l’école, qui fument trop jeune et qui sont laissés à eux-mêmes. J’ai braillé, j’ai ri, j’ai dormi dans une chambre avec une souris et une grenouille; j’ai fait de l’insomnie à cause du hurlement incessant des chiens errants et la diffusion de textes sacrés dans les haut-parleurs à toute heure du jour et de la nuit; j’ai porté les mêmes vêtements trempés de sueur jour après jour; j’ai mangé du riz, du riz et du riz, mais aussi de la nourriture donnée par les gens lors des aumônes, et des bons plats préparés avec amour par d’autres foreigners. J’ai essayé d’aider les autres comme j’ai pu, j’ai essayé de surmonter mon dédain et ma sensibilité. J’ai repoussé mes limites. J’ai rencontré des gens géniaux, avec qui j’ai vécu en communauté. Je me suis fait des amis. J’ai passé le Noël le plus différent possible des Noëls auxquels j’ai l’habitude, loin de l’abondance et du confort. J’ai appris à respirer, à tolérer, même quand ce qui monte comme pensée, comme émotion et comme sensation semble intolérable. Pendant une semaine, j’ai mis mon je-me-moi de côté. Pendant une semaine, j’ai vécu avec des gens qui n’ont rien, mais qui ne sont pas démunis pour autant. Pendant une semaine, je me suis parfois sentie plus démunie que des gens qui n’ont rien. Mais j’ai eu l’impression d’être quelqu’un. Grâce à leur sourire.

Je ne sais pas comment te l’expliquer. Les mots ne sont pas justes ni suffisants pour te raconter ce que j’ai vécu. Il faudrait que tu le vives par toi-même. Que tu y ailles. Que tu trouves ça beau, laid, dur, triste, réconfortant, vain, essentiel… Que tu te laisses emporter par le tourbillon, que acceptes le chaos comme un état de fait, que tu te perdes et que tu te retrouves un peu… ou en Thabar… wa.

Pour ceux et ceuzes qui voudraient tenter l’expérience ou donner des sous, voici les liens!